
Rachelle ….!
Dans un doux début de matinée de juillet je me dirige allègrement et, sans presse, vers la jetée sur les rives du St-Laurent à Saint Jean Port Joli. Je longe le quai. Le vent est exquis, les effluves du courant marin m’enivrent. Les goélands et les engoulevents s’énervent au dessus des flots. Je m’installe sur une traverse en bois, étends mes jambes. Le soleil est généreux et je le remercie. Un léger clapotis vient se frotter aux abords du quai ce qui donne l’impression d’un rythme musical.
Qu’il fait bon vivre, me dis –je légèrement. Au loin, les montagnes de Charlevoix se dressent embellissant l’horizon. Je détourne les yeux et les fixe vers Québec tout en saluant au passage Grosse Ile. Que d’histoire dans ce paysage. Je ferme les yeux et j’entrevoie les voiliers Anglais remonter le fleuve.
J’essaie d’imaginer la vie au mois de juillet dix sept cent cinquante neuf; quelques deux cents trente sept ans antérieurement.
J’imagine Rachelle, assise au même endroit où je suis présentement. Je lui donne la parole dans mes pensées. Elle fredonne la chanson Isabeau…….
-…Le plus jeune des trente, il se mit a chanter. Il se mit a chanter sur le bord de l’ile, il se mit a chanter sur le bord de l’eau …sur le bord du vaisseau…..
Combien de fois Rachelle a-t-elle entamé cette mélodie pour endormir ses enfants ou tout simplement pour chasser l’ennui. Combien de fois, isolée dans sa maison, s’est-elle mise a chantonner pour se donner un tantinet de courage. Cette fois, blottie sur le quai en bois, face au fleuve, elle fixe l’horizon vers Rivière du Loup.
Ce soir le fleuve, le ciel et les montagnes de Charlevoix lui peignent l’immensité. Un spectacle divin danse devant ses yeux émerveillés. Rachelle attend ; elle ne peut qu’attendre. Le clapotis des vagues viennent battre la mesure de son refrain. Tout doucement son murmure se mêle au vent qui siffle au contact de la hampe du drapeau fleurdelisé, fiché tout en haut de son mât. Un vol de bernaches effleure les moutons du sommet des vagues. Rachelle le suit des yeux pour le perdre en direction de Gross-Ile.
-Les britanniques ont brûlé des maisons sur Grosse-Ile la nuit dernière. Ils ont incendié des centaines de maisons le long de la côte sud. À quand notre tour ?
Se dit Rachelle, triste.
-Les feux ressemblaient à des lutins en furie sur le fleuve .Les canons, en pleine nuit, nous ont réveillés en sursaut .Nous entendions ces bruits sourds et inquiétants. Les troupes d’habits rouges n’étaient pas éloignées.
-François, Oh François où es-tu ? J’ai mal à moi. J’ai mal à mon âme .Où es-tu ? Tes bras me manquent et les miens sont vides de toi.
-…Sur le bord de l’île, sur le bord du vaisseau….La chanson que tu chantes, je voudrais la savoir .Je voudrais la savoir sur le bord de l’ile, sur le bord de l’eau, sur le bord du vaisseau….
-Rachelle, laisse une larme dégouliner sur sa joue frêle et continue son monologue.
-Depuis six semaines les Anglais remontent le fleuve avec des bateaux de guerre, ils se dirigent vers Québec ; la fin se rapproche. Qu’allons-nous devenir ? Et les enfants ? François que vas-tu retrouver si tu reviens ?
Tout en effeuillant une marguerite elle lance les pétales au gré des flots.
-Il revient ce soir, un pétale, demain soir, une pétale, après demain soir, une pétale ….jamais!
-….Embarque dans ma barque, je te la chanterai, je te la chanterai sur les bord de l’ile, je te la chanterai sur le bord de l’eau sur le bord du vaisseau…..
Rachelle gazouillait légèrement en songeant à son homme .Ils étaient bien ensembles. Les premiers travaux sur leur terre ont été très pénibles et d’arrache-pied mais avec leur amour il ne se trouvait aucun obstacle infranchissable. Puis vint le printemps en cinquante neuf et la proclamation des autorités, appuyées du clergé, de former des corps de milice. François devait partir pour défendre le pays.
-…Quand elle fut dans la barque, elle se mit a pleurer, elle se mit a pleurer sur le bord de l’ile, elle se mit a pleurer sur le bord de l’eau, sur le bord du vaisseau….
De sa marguerite il ne restait que quatre pétales blanches. Ne voulant croire à un mauvais présage, Rachelle, la lâcha sur les flots. Elle se remit a fredonner sa chanson. Un immense vague à l’âme la saisit et les larmes roulent à présent sur son visage .Elle regarde vers le large et imagine voir apparaître le voilier qui lui ramène son mari. Elle se décrit, en imagination, le bâtiment et la blancheur des voiles claquant au grand vent. La ligne d’horizon, pourtant, est vide. Son cœur bat comme si son mirage se matérialise. Elle soupire profondément et se souviens du matin du départ de François et de ses compagnons. Les adieux déchirants priment sur les ordres des chefs militaires et ceux du bateau. Elle revoit, encore, son soldat sur le pont lui envoyer des baisers plein les mains et ses cris étouffés par le vent.
-Ne t’en fais pas nous reviendrons, prends bien soin des enfants.
Le cri des mouettes tire Rachelle de ses rêveries. Le soleil couchant lui rappelle qu’elle doit rejoindre les siens. Les prédateurs recommenceront a rôder.
-…..Je pleure mon anneau d’or, dans l’eau il est tombé. Dans l’eau il est tombé sur le bord de l’ile, dans l’eau il est tombé sur le bord de l’eau, sur le bord du vaisseau….
…Ne pleurez point la belle, je vous le plongerai, je vous le plongerai sur le bord de l’ile, je vous le plongerai sur le bord de l’eau, sur le bord du vaisseau…..
…De la première plonge, il n’a rien ramené, il n’a rien ramené sur le bord de l’ile, il n’a rien ramené sur le bord de l’eau, sur le bord du vaisseau.
-Pourquoi es-tu au loin, François, nous avons besoin de toi ici. Si nous perdons la guerre qu’arrivera-t-il de nous ? Et si la France nous abandonne aux mains des Anglais que pourrons nous faire ? Nous avons besoin de toi ici François. Que vont hériter nos enfants ?
Le soleil, maintenant, se cache derrière les montagnes de Charlevoix tout en éclatant dans une féérie de couleurs, Les nuages tracent des petites formes de bateaux de coton. Le bleu du ciel accueille, à bars ouverts, cette aquarelle.
-Ce ne sera pas pour ce soir. Demain soir peut-être mais je sais qu’il reviendra.
Se dit Rachelle en essuyant le reste des larmes du revers de sa manche. Elle termine sa chanson.
-….De la seconde plonge, l’anneau a voltigée, l’anneau a voltigée sur le bord de l’ile, l’anneau a voltigée sur le bord de l’eau, sur les bords du vaisseau….
Se refusant de quitter le quai, comme si un aimant l’avait saisie, elle insistait. Rachelle scrute encore une fois le panorama. Elle ne voit rien .Il lui semble que ce soir son cœur lui défende de ne plus espéré le retour de François. Elle chasse ces mauvaises pensées et termine sa chanson. La deuxième plonge lui donnait l’espoir.
-….À la troisième plonge le galant s’est noyé……. le galant s’est noyé sur le bord de l’ile….. Le galant s’est noyé sur le bord de l’eau…..sur le bord du vaisseau.
Rachelle, silencieuse à présent et debout, contemple le fleuve .Le vent lui aide a sécher ses larmes en lui caressant les joues. Elle s’en retourne vers ses enfants.
François perdit la vie sur les Plaines D’Abraham en septembre 1759, la France perdit sa colonie.
Un goéland échoue tout près de moi et me tire de ma méditation. Il m’observe comme s’il venait me consoler. Je sens en moi une tristesse m’inonder. Je prends quelques instants pour revenir les deux pieds sur terre. Je regarde, au loin, Grosse Ile et l’ouverture du fleuve vers Québec. Le soleil, haut à son zénith me rappelle que, moi aussi, je dois aller prendre un repas. Je me lève et quitte le quai, je m’étonne de fredonner….
-…A la troisième plonge………..
(Écrit à St-Jean Port Joli en juillet 1996)
Pierre D©
Les Ailes du Temps
Laval