Time Passages.
Time Passages !
Épreuve et tentation
Quelle belle matinée d’automne. Les coloris sont à couper le souffle. Les érables d’une rougeur flamboyante se démarquent admirablement des saules encore un peu verdâtres. Une légère brise fait balancer les feuilles en vrille. Le soleil de septembre œuvre encore sensiblement pour nous réchauffer. La rivière lui rend son image amoureusement. Des myriades de pierres précieuses semblent flotter sur la surface de l’eau. Une quiétude s’est installée dans le paysage. Les oiseaux, en bandes, viennent picorer ce qu’il peut rester de nourriture dans les brins d’herbe. Leur regroupement semble minuté au quart de tour. Au moindre indice de danger, tous sans hésiter, s’envolent dans la même direction en une nuée noire et blanche. Leur piaillement trahit une activité d’un futur départ vers des contrées plus adéquates pour leur survie. L’hiver s’en vient semble dire leurs battements d’ailes. Pressons –nous si nous voulons avoir assez de force pour nous envoler vers des pâturages plus accueillants, s’exclament leurs cris tout en chœur.
Des marcheurs solitaires, ou en couple, profitent de ces instants de petit bonheur qui s’étirent à leur grande joie. Il faut en profiter de cet été indien. Comme à l’habitude je suis installé sur mon banc de parc, face à la rivière éblouissante. Mon regard ne finit plus de rechercher dans les couleurs une teinte plus prononcée l’une ou l’autre. La palette de l’artiste en contient des dizaines voire des centaines. Le tout imbriqué sur un fond de ciel bleu azur avec quelques nuages éparses ici et là. Ma contemplation est soudainement stoppée par l’amerrissage d’une envolée d’outardes qui ne vient on ne sait d’où. Mais quel spectacle ahurissant. Dans un ensemble quasi parfait elles se posent à la surface de l’eau tout en respectant la place de chacune. Évènement rare. Leur glapissement a attiré l’attention de tous les gens qui se trouvent là à ce moment. Tous et toutes nous nous regardons avec émerveillement. Cette scène n’a pas de prix. Nos regards n’en finissent plus de cajoler ces magnifiques oiseaux. Je tourne la tête et constate que les gens, eux aussi, fixent les ailés qui chantent en cacophonie leur regroupement. On penserait qu’ils sont en délibération pour leur direction future. Mon regard fait un détour vers un autre banc où est assis un homme d’âge mur en complet, cravate et chemise blanche.
Un homme d’affaire probablement qui prends une pause. Il tient dans ses mains un café, à ses pieds un attaché case en cuir noir. Les outardes ne finissent plus de jacasser et d’exécuter un bal de leurs ailes entrouvertes. Les gens s’approchent du bord de l’eau pour voir de plus près cette colonie qui s’est établie temporairement sur les eaux. J’en profite et me dirige vers l’homme en complet. Il m’intrigue. Tout en m’approchant je vois qu’il se méfie et n’a pas envie d’amorcer un dialogue. Il pousse de son pied son attaché case sous son banc.
Arrivé à sa hauteur j’engage la conversation.
-Beau spectacle ne trouvez-vous pas ? Il me regarde sans me regarder. Ses yeux fixent les outardes au loin. Il a dans les yeux une grisaille qui ne trahit pas. Il ose enfin me répondre :
-Ils sont chanceux ces oiseaux de partir au loin ; au soleil dans d’autres pays. Je les accompagnerais bien volontiers.
Il se replace sur son banc, mal à l’aise, comme si venait de trop s’ouvrir. À nouveau son regard fuyant se soude au paysage. Je me risque et vient m’asseoir sur son banc. Je sens que cet homme vit des choses angoissantes et en solitaire. Son complet, un peu froissé et le col de sa chemise un peu jauni trahissent un laisser-aller. L’homme me jette un coup d’œil oblique comme s’il m’invitait à continuer la conversation.
Je m’exécute : -Venez-vous souvent ici ? C’est la première fois que je vous voie. Je suis ici presque tous les jours ; surtout ces derniers temps; il fait si beau. Il me regarde et me répond : -Non c’est la première fois que je viens dans ce parc. Le parc où je vais d’habitude est en reconstruction alors j’ai longé la rivière avec mon auto et découvert cet endroit magnifique.
Le silence s’établit encore une fois entre nous. Je reprends l’initiative et lui demande : -Êtes-vous en plein travail ou en pause ? Ses yeux pénétrants laissent entrevoir, cette fois, une détresse inouïe. Il soupire profondément, des larmes lui glissent sur les joues. Il ne sait pas s’il doit s’ouvrir à un étranger mais se laisse aller pour extérioriser une pression qu’il a accumulée depuis fort longtemps.
Avec effort ses lèvres s’entrouvrent et il me dit :
-Je suis sans travail depuis bientôt cinq mois, tout l’été en fait. J’ai été congédié et remercié de mes services sans autre préavis. J’ai œuvré pour ma firme pendant plus de vingt ans et ils m’ont remplacé par un jeune cadre fraîchement sorti de l’université. Depuis ce temps, cinq mois, je me lève le matin comme si de rien n’était arrivé. Je fais la même routine de tous les jours et je donne l’impression à ma famille que j’ai encore cet emploi. Je joue la comédie et présentement je suis endetté par-dessus la tête ; incapable de payer mes comptes. Regardez je vais vous montrer.
C’est alors qu’il attrape son attaché case sous le banc, l’ouvre pour en sortir une calculatrice. Je remarque dans cet attaché case des chemises jaunes, vides, des crayons et une petite arme, un révolver 22 Beretta. Je suis surpris et s’en aperçoit. Il le cache rapidement sous ses dossiers. Il manipule sa calculette tout en comptant tout haut la somme des dettes qu’il possède. Plus son calcul avance plus il se sent écrasé sous le poids des montants , et plus l’effondrement se fait sentir dans sa voix. Il me lance à brûle pourpoint : -Mais qu’est ce que je vais faire ? Qu’est ce que je vais faire ? Je l’écoute et attends qu’il finisse son laïus. Les outardes se laissent manipuler par les flots que les vents ont agités un tantinet. Elles ne crient plus ,économisant leur énergie pour l’envol futur. Le soleil est doux et caressant. Le vent dans un gentil murmure flatte les feuilles des peupliers qui se laissent dorloter en virant à l’argenté. Je jette un regard furtif à l’étranger qui sirote son café, sa calculette toujours dans sa main.
Je lui dis :
-Vous devez être tendu et ne pas bien dormir. C’est une épreuve qui n’est pas sans solution. Avez-vous songé à en parler avec votre épouse et vos enfants ? Vous savez, je le pense, dans les épreuves nous avons la tentation de tout plaquer et de se laisser aller. Le découragement et la dépression nous guettent si nous ne réagissons pas. Mais pour réagir, justement, nous avons besoin d’aide et le soutient de nos proches ou bien de quelqu’un d’autre est primordial. Les épreuves nous sont données pour grandir et les tentations pour nous détruire. Souvent les tentations deviennent des épreuves pour nous et, aussi, pour d’autres. Regardez les outardes, elles volent toujours en groupe. Il est rare d’en voir une seule ou solitaire, Et si jamais il arrivait qu’une soit blessée ou fatiguée, elle redescend sur la terre ferme toujours accompagnée d’une ou deux consœurs qui veillent sur elle. Pourquoi nous les humains ne prendrions pas exemple sur elles ? Vous devez en avoir suffisamment enduré pour lâcher prise maintenant ? Je garde le silence à présent tout comme mon interlocuteur.
Les oiseaux recommencent à s’agiter sur l’eau; on sent leur départ imminent. La brise se faufile dans les amas de feuilles sur les arbres. D’un signal qui vient de leur chef, les outardes prennent leur envol simultanément synchronisées. Elles s’élèvent doucement ; direction le sud.
Mon homme en complet remet sa calculatrice dans son attaché case et me dit : -Moi aussi je vais m’envoler vers les miens je crois qu’ils sont dus pour la vérité et moi du support. Je vous remercie infiniment pour votre écoute. En passant le 22 n’a jamais été chargé ; j’y ai songé mais je ne pense pas que je l’aurais fait. Je le pense du moins .
Je finis ce matin cette pièce de théâtre que je me jouais depuis tant de mois. Au revoir monsieur.
Tout en le regardant s’éloigner d’un pas léger, il saluait en passant un couple qui venait d’arriver pour s’installer sur un banc de parc. La femme dit : -Quel monsieur distingué, il semble très heureux. Je me redirige vers mon endroit de prédilection pour savourer encore quelques minutes les soubresauts de l’été.
Pierre D.
Les Ailes du Temps (C)
Septembre 2009