Coincidence.
Les feuilles du pommier en bourgeonnant au printemps sont aussi douces et bienfaisantes
que des jeunes filles. (La chasteté)
Hildegarde de Bingen o.s.b.( 1098-1179)
Coïncidence ?
Le bus roule, en pleine campagne verdoyante, depuis une petite heure. Sa routine des pneus chevauchant les subdivisions de la route finit par nous assoupir. Tout comme le balancier d’une horloge grand-père, son rythme nous hypnotise dans les ailes du temps. Les yeux mi-clos j’observe la scène champêtre défiler inlassablement et infiniment. Les vitres teintées mentent sur la beauté du paysage ; le soleil en est offusqué. Installés épars, ici et là, les passagers flirtent avec leur solitude et leur éloignement des uns des autres. Personne ne se regarde ni se fixe mais jette des coups d’œil à la sauvette sur l’un ou l’autre des congénères voyageurs. Situation familière dans les transports en commun; même là l’hétéroclite devient intime .À quelques bancs du mien un jeune homme écoute de la musique quelques peu bizarre, j’entends comme un sifflement qui émane des ses écouteurs. Un peu plus loin une vieille dame, recroquevillée sur son siège, lit et relit une lettre qu’elle a du recevoir d’un de ses enfants lui demandant de se rendre à leur domicile ou d’une amie suppliant de venir à son secours .Je regagne ma vue campagnarde et y remarque que les labours vont bon train.
Une myriade de sillons est là, la greule toute grande ouverte prête à recevoir la semence du cultivateur.
Comme les scouts : toujours prêts. De biais d’avec, moi sur le banc arrière, une jeune fille, tout de blanc vêtue, lorgne de son côté l’orée de la forêt en pleine croissance printanière. Elle a de magnifiques cheveux ébène, des yeux bleus profonds. Elle exhale une douceur transcendante. Son visage décrit la sérénité d’un instant sublime .Mon regard l’immortalise dans mon esprit et je reviens à la succession d’images routières. À l’horizon un fermier infatigable fait régurgiter à son tracteur la terre que sa sarcleuse ouvre pour les futures récoltes. L’astre du jour donne aux champs l’effet d’une petite mer houleuse sans fin. Quelques ilots d’arbustes et de roches pointent au beau milieu des champs comme des minuscules iles désertes peuplées d’oiseaux aussi colorés et tout en acrobates de vol. Les sillons semblent rire de toutes leurs dents. Je souris à ce spectacle enfantin. Dans l’autobus le vrombissement suit les hauts et les bas de la route vallonneuse .
Le mastodonte, tout à coup, émet un craquement sourd. Le chauffeur diminue peu à peu sa vitesse et fini sa course sur l’accotement du chemin. Tous, les passagers, nous nous regardons avec des yeux surpris et un tantinet inquiets. Avant que la question ne fuse le conducteur nous déclare dans son micro :
-Mesdames et messieurs je m’excuse pour le contretemps mais nous avons des difficultés mécaniques. Je vais contacter la compagnie et ils nous enverrons un autre bus. Soyez patients s’il vous plaît et si vous voulez vous dégourdir les jambes je laisse la porte ouverte. Nous en aurons pour environ une heure à attendre avant qu’arrive la relève. Encore une fois je suis désolé de l’inconvénient.
Quelques passagers récriminent en sourdine mais la majorité reste silencieuse. Je réfléchis et me dis :
-Allons prendre l’air.
Comme un seul homme je me lève de mon siège et me dirige à l’avant du bus. Je m’appuie sur les sièges pour me sécuriser et sors au grand jour.
Une brise douceâtre vient me caresser le visage et mes narines se gonflent de cet air printanier juvénile. Mes yeux se regorgent de ce spectacle inondé de rayons généreux du soleil. J’hume les effluves de la terre retournée sur elle-même. Un parfum suave vient m’envoûter et, comme une boussole, me donne la direction à suivre. Je traverse la route non achalandée et suis un fugace chemin de terre vers un verger. Les pommiers explosent, à leurs branches, de tendres fleurs blanches et roses. Un arc en ciel de coloris glisse sur le ciel bleu azur. La fragrance enivrante me transporte. Je me demande si ce n’est pas ça le paradis terrestre. Je m’aventure un peu plus en avant, regarde ma montre et m’affirme que j’en ai le temps. Je stoppe devant un vénérable pommier tout de fleurs roses vêtu. Il dégage une sagesse de centenaire autant qu’un arôme sublime. Je prends mes aises et m’assois sous cet illustre producteur du fruit défendu d’antan. Des mésanges gourmands se gavent des rejetons du noble vieillard. Je ferme les yeux et écoute les ailes du silence du temps. J’aperçois des voyageurs qui ont fait comme moi et déambulent, maintenant sur les rebords de la route. L’ange blanc aux yeux bleus est du nombre. Deux grives orangées viennent se dandiner à portée de main. Je ne fais aucun geste et les laisse agir à leur guise. Je respire à fond cet air si régénérateur d’énergie. L’osmose entre la nature et mon moi intérieur se fond et se soude comme de l’acier. Le silence sert d’ambassadeur au fond de toile paisible. Je me dis secrètement :
-Un mal pour un bien. Bonne idée ça ! Une panne en plein champs, réfléchir sous un vieux pommier; je n’aurais surement pas fait mieux. Dieu est bon. Il nous place parfois dans des situations que nous ignorons totalement le sens. Son temps n’est pas le nôtre….
Le chant des grives m’extirpe de mes pensées et mes yeux me dévoilent une présence à quelques mètres de moi. Je crois rêvasser. Une silhouette s’approche furtivement à pas calfeutrés.
De ses yeux bleus de mer émanent une lumière que seule l’âme peut exhaler. Elle s’immobilise au bout de la branche la plus basse du pommier et y sent l’arôme parfumeuse. Beauté magique saisie sur l’entrefaite.
Elle doit avoir vingt ans, encore l’âge de l’innocence. Elle se joint à moi sous le pommier et s’installe de l’autre versant du tronc. Nous pouvons converser sans se voir. Elle dit :
- Quelle belle journée que nous avons, qu’il est doux de se trouver ici. En des moments comme celui-ci je me sens transportée dans un autre monde. Quelle Paix et quel silence .Comment peut-on imaginer tout le travail caché que fait un arbre avec ses racines. Nous en avons le résultat avec ce que nous y apercevons. Quelles bonnes exhalaisons aussi.
Elle prend plusieurs respirations profondes et continue :
-La nature nous donne tout ce que nous avons besoin pour vivre et exister. Pourquoi l’homme s’acharne-t-il à la détruire ? En la détruisant il se détruit lui-même. Pourquoi l’homme se sent –il aussi suicidaire avec lui-même. Le suicide est contre nature ; la nature ne se suicide pas, les animaux non plus. Dieu a créé tout ça pour nous pour y vivre en harmonie et heureux. Nous devons tous faire notre part pour conserver ce que nous avons et y vivre convenablement et en Paix.
Elle regarde par-dessus son épaule et de ses yeux en obliques et rajoute :
-Qu’en pensez vous ?
Mais ne me laisse pas le temps d’ouvrir la bouche et lance :
-C’est dans ces moments, comme celui-là, que nous apprécions à sa pleine capacité et sa valeur cette nature si bienfaitrice. Mais, nous dans nos villes, nous en sommes à des années lumière de ces cadres enchanteurs. Il y a toute une éducation à faire auprès des gens pour qu’ils en prennent conscience et mettent cela en pratique. Nous devons le faire par tous les moyens à notre disposition, par les paroles, par les écrits et par tous les moyens de communication que nous connaissons.
Nous devons devenir des exemples pour cette jeunesse montante. D’ailleurs tout ceci va vous nous appartenir, à nous et à nos semblables.
Une bande de joyeux jaseurs de pommiers, petits oiseaux cousins des jaseurs des cèdres, investit l’honorable vieil arbre. Ils créent une diversité amusante. Ils montent et descendent les branches comme pour un jeu. Leurs petits cris et glapissements réchauffent l’air encore un peu frais. Je prends la parole :
-Charmant spectacle ne trouvez-vous pas ?
Je n’attends pas la réponse et continue :
-Merci de venir me dire que vous apportez l’espoir des années futures. Oui cet avenir vous appartient ici et maintenant. Quel est votre prénom si ce n’est trop vous demander ?
Elle se retourne quelque peu vers moi et me dit :
-Agnès. Je m’appelle Agnès. Ma mère voulait que je porte ce prénom et mon père celui de Hildegarde mais, selon ma mère, faisait trop ancien. Sa grand-mère s’appelait Hildegarde ; comme la sainte. Et moi j’aurais voulu avoir ce nom car je sens en moi les racines profondes de cette femme sage du douzième siècle. Et vous quel est votre prénom ?
À mon tour je détourne le regard vers elle et l’y plonge dans ses magnifiques yeux de couleur ciel et lui dis en soupirant doucement :
-Je me nomme Pierre.
Le silence, étendu de tout son long, règne à présent. Une symphonie de couleurs, de chants d’oiseaux s’exécute à nos yeux et oreilles. Immobile les yeux ancrés sur la vallée qui s’ouvre devant moi j’écoute les ailes du vent m’amener les sons familiers de ce paysage. Oiseaux, tracteur au loin, criquets et bourdons. Ma respiration bat la chamade de la mélodie divine. Je m’adresse à Agnès :
-Les coïncidences n’existent pas. Que nos chemins se soient croisés ce matin n’est pas d’aucun hasard. Dieu fait bien les choses…
-Je le crois Pierre.
-Vous me parlez d’Hildegarde de Bingen et, cette semaine, j’ai parcouru ses œuvres. Elle était bien en avance sur son temps cette sœur bénédictine. Médecine, herboriste, écrivaine, peintre et compositeur de musique céleste. Elle a même élaboré son propre dictionnaire de mots composés de ses propres lettres d’alphabet. Ici et maintenant nous la retrouvons en plein dans ses éléments. Les éléments de Dieu.
Je regarde Agnès dans les yeux et j’y vois comme une lumière révélatrice et je continue :
-L’homme est associé à part entière à ce monde. Il y est une partie prenante et un des éléments clef .Mais en est il vraiment conscient ?
Sur ce je reste muet et observe un couple d’amoureux qui ont élu domicile sous un autre pommier en fleurs. Au loin on voit s’agiter le chauffeur de notre bus nous faisant de grands signes des bras .Nous en concluons que l’autobus de secours arrive. Nous nous levons et nous dirigeons vers la route encombrée ici et la de voyageurs en quête de réponses tout comme nous. Agnès me demande :
-Puis-je vous prendre la main jusqu’au chemin Pierre ?
Je lui tends ma main droite et elle s’empresse de l’enserrer dans la sienne. Je sens la douceur veloutée de sa peau. Arrive le nouveau car et nous nous y engouffrons. Chacun à sa place comme au départ ; Agnès sur ma droite à l’arrière, la vieille dame relisant sa lettre et le jeune homme aux écouteurs avec sa musique bigarrée. Le bus démarre et le train-train continue. La route redevient notre leitmotiv du moment .Il fait beau et l’été s’en vient. Je regarde une dernière fois les yeux d’Agnès et me perd dans ma contemplation.
Pierre Dulude
Les Ailes du Temps
Laval, 20 janvier 2012